Le passage à l'acte - une nouvelle d'Alexis du BLOGaL

 



Le passage à l'acte

Nouvelle



Mardi 4 juillet 2001, Lycée Fénelon Sainte Marie, PARIS. J'attends Raphaël devant le lycée ce matin là. En fait, c'est surtout les résultats du bac que j'attends. Ils vont être affichés dans quelques minutes. Mais nous tenions, Raphaël et moi, à vivre ce dernier moment de lycéens ensemble. Mais voilà Raphaël qui arrive, et en même temps la clameur monte, les résultats viennent d'être affichés et déjà les réactions pleuvent : cris, larmes, de joie comme de désespoir. La même scène tous les ans, vue et revue au journal télévisé, mais cette fois c'est moi. Avec 86 % de réussite au niveau national pour le bac S et même 100 % pour mon lycée, je n'ai pas plus de stress que cela. La question est plus de savoir si j'aurai une mention ; mais en même temps à quoi me servirait-elle ?

Nous nous approchons tous les deux. Je vois le premier la note de Raphaël : 15,2 ! Mention bien, la classe ! Je l'appelle pour qu'il découvre par lui même, mais je vois bien qu'il est un peu mal.

Moi

« Qu'est-ce qu'il y a ? »

Lui

« Regarde », « là ».

Moi

« …... ? »



 

Recalé – moy. 7,8.



et plus loin mes notes, avec 10 en maths, 2 en philo, 4 en physique - chimie …

« Merde, c'est pas possible !»

Non, ce n’était pas possible ; mais là, la réalité est devant mes yeux. C'est ce qui s'appelle un échec. Un échec scolaire même. Pas franchement prévu ni prévisible donc. La Honte quoi !

Raphaël est gêné. Il ne sait même plus où se mettre. Tous les autres ont le bac bien sûr et rigolent, mais en même temps ils me regardent tous du coin de l’œil. Il est temps de réagir. Commençons par une retraite stratégique. Surtout pas au Rully, notre antre habituel où tous vont débarquer bientôt. Allons plutôt boire un verre sur les Champs. Marcher un peu, ça me permettra de réfléchir aussi.

Et maintenant, je fais quoi ? Voilà mon principal sujet de préoccupation pendant les quinze minutes du parcours, alors que nous étions incapables Raphaël et moi, d'échanger un mot.

Depuis maintenant deux ans que j'ai rejoint Paris depuis mon village de Lorraine, Silmont, après que mes professeurs ont convaincu mes parents de mon potentiel et de l'importance de le développer dans un grand lycée parisien, j'ai trouvé en Raphaël une nouvelle famille, un nouveau frère. Mais c’est l’heure où nos chemins d'étudiants se séparent. Lui a choisi la meilleure prépa HEC, à Carnot. J'avais pour ma part choisi, par défaut car n'ayant finalement pas d'autre réel atout qu'en mathématiques, une prépa scientifique, en restant à Fénelon.

Cet été, nous ne partons pas ensemble en vacances. Après nos périples ensemble ces dernières années en Ecosse et en Chine, lui part bientôt à Vienne en stage et je vais rejoindre un vieux copain de Silmont, Jérôme, qui est en VIE chez Air France à Singapour, après son école de commerce. De là, nous partirons tous les deux en Indonésie ; Java d'abord, puis Bali et Lombok.

D'abord retrouver Jérôme à Singapour. Après on verra ! Mais pas question de retourner en terminale, qu'est-ce que j'y apprendrai de plus ? Et je vais raconter quoi, moi, à mes parents qui se sont saignés pour m'envoyer à Paris à cause de ces abrutis de psychologues ? Bravo la précocité, le QI supérieur, le surdoué, le zèbre et j'en passe. Même pas capable d'avoir le bac, le zèbre. Alors que 86 % de ceux qui l'ont passé l'ont eu. A ce moment là - juste là - j'ai l'impression que je suis le seul à ne pas l'avoir eu.



SINGAPOUR, huit jours après. Je suis content de retrouver Jérôme à l'aéroport. Nous sommes à l'autre bout du monde mais c'est un peu de mes racines, de mon enfance, que je retrouve avec lui. Jérôme, plus vieux que moi, était dans la classe de mon frère, mais nous nous sommes toujours bien entendus. Petit bémol pourtant, à peine sommes nous dans le taxi vers son condominium qu’il m'annonce qu'il me fait faux bond pour nos vacances. Son chef a posé ses congés à cette période et il doit rester faire une sorte de permanence. Arrivés à l'apparte, il m'installe dans la chambre d’un de ses colocs, parti visiter la Thaïlande, me trouve ensuite les billets les moins chers du moment pour Jakarta puis nous partons ensemble refaire le monde lors d'une soirée mémorable dans les rues de la ville-état-île.





JAKARTA, le lendemain. A nouveau seul. Voilà mon moral qui retombe aussitôt. En même temps j'avais toujours rêvé de voyager ainsi, seul avec mon sac à dos … mais je n'aurais sans doute jamais osé.

Jakarta ? Comme c'est moche ! D'un coup je réalise à quel point Singapour était propre. De toute façon, je ne suis pas fan des grandes villes, à part Paris, Londres et Hong Kong (quand même !). Première épreuve : rester le moins longtemps possible ici, ou dit autrement, quitter cet endroit le plus vite possible. Comme je n'ai pas assez de budget pour l'avion, mais suffisamment pour éviter de faire du stop ici, je prendrai le premier train pour Jogjakarta. Après avoir traversé les bidonvilles entre l'aéroport et la gare de Gambir, m'y voici enfin. Facile de prendre les billets de train (pas comme en Chine l’an passé), ce sera l’Argo Dwipangga en 2ème classe. Par contre, une fois arrivé sur le quai, je prends peur. Agoraphobe s'abstenir. C'est le 14 juillet local ou quoi ? Le quai est noir de monde. J'aperçois de loin trois casquettes de base-ball et, sous les casquettes, trois occidentaux que je vais rejoindre (je fais ça sans réfléchir, à l'instinct - sans doute que cela me rassure). Eux même sont rassurés de me voir : angoissés par la foule qui s’agglutine pour monter dans le train, ils trouvent en moi le réconfort d’un visage semblable qui leur parait, du coup, connu. Christel, son frère, et sa copine vont rejoindre pour les vacances la tante des deux premiers à Bornéo. Ils en profitent pour visiter Jogja une semaine en passant. Ils sont tout jeunes. Comme moi, mais même encore plus car le petit frère est encore au collège, les filles ont mon âge et viennent d'avoir leur bac. Je leur dis que moi aussi. Que je rentre en prépa l'an prochain. Christel rentre à l'ESSCA d'Angers. Mais elle commence par trois mois de stage à New York.

 

En fait, et c'est sans doute ça qui m'a attiré depuis la première seconde, Christel est d'une beauté rare. Assez grande, brune, les yeux verts. Déjà bronzée par ses révisions sur la plage, à Bandol. D'allure sportive, athlétique même – j'apprendrai plus tard que c'est grâce à sa pratique de la danse – elle a notamment un charme qui m'électrise et me pousse à surtout ne pas la lâcher d'une semelle. Pourtant la semaine s’est passée sans rien tenter. Nous nous entendions bien, je la trouvais à mon goût mais elle ne souhaitait pas une relation d'une semaine. Aussi parce qu'elle avait un copain, enfin c’est ce qu’elle me disait. Le dernier soir, la veille de son départ, nous nous arrangeons pour passer la soirée tous les deux, seuls. Nous discutons beaucoup et petit à petit le bar qui était pourtant plein à craquer semble comme disparaître autour de nous. Notre champ de vision se rétrécit, plus rien n'existe autour de nous. Je ne vois qu’elle, sa bouche, ses yeux... Nous nous embrassons jusqu’au bout de la nuit sans voir le temps passer. Elle est si belle, si tendre, elle sent si bon. Nous sommes si bien dans les bras l'un de l'autre, nous avons attendu ce moment toute la semaine. Elle se donne à moi, nous découvrons l’amour ensemble.

 

Nous resterons finalement deux semaines de plus à Jogja à profiter ensemble des expos et des spectacles et à apprendre à mieux se connaître. Au début cela me faisait drôle lorsqu’elle m’appelait « ma caille », moi qui suis plutôt format autruche, mais j’ai fini par apprécier mon surnom régional. Lorsque finalement nous nous quittons, c'est le cœur rempli de l'image de ses yeux verts, de son regard au dessus de son cocktail rose, le premier soir où nous nous sommes embrassés. Nous partions chacun de notre côté forts de promesses éternelles, de projets de vie commune, de mariage, d'enfants, de petits-enfants, et pour commencer nous avions rendez-vous en septembre à New York pour nous retrouver et jamais plus nous quitter. Nous avons dix-huit ans, et nous nous aimons comme aucun de nos amis s'aiment. Nous avons des projets ensemble, nous nous projetons dans le futur... Ses textos sont enflammés, ses mails toujours plus longs, son désir plus fort et son amour plus ardant. Elle peut me voir comme personne ne le peut, et je peux la voir comme personne n'a le droit. Elle n'est pas avec moi comme elle est avec les autres. Nous sommes des êtres à part lorsque nous sommes ensemble. Rien n'est comparable à ce que nous vivons. C'est quelque chose d'intense, de pur, de rare et de merveilleux. Et on a dix-huit ans. C'est ça le plus beau non ?





Borobudur, Ubud, Padang bai ... Ce voyage est magnifique, et Christel me manque. Je ne sais pas ce qui est le plus fort en moi : la force de savoir son amour, même de loin, et du coup le sens et même la réalité que cela confère à mon existence, ou le manque de sa présence auprès de moi. Envie de la toucher, de la sentir, et pas seulement de lui parler et de l'entendre. Envie d’elle en vrai et pas juste à travers les fantasmes de mes souvenirs. A Padang bai surtout. Village mélancolique où tout le monde est serein, où les touristes sont rares et se limitent aux routards avec lesquels je partage au Topi Inn, tout au bout de la plage, le dortoir ouvert à tous les vents à l'étage, face à la mer. Padang bai d'où partent tous les jours les ferrys pour Lombok. Comme un bout du monde et le début d'un autre.





Je serai finalement resté cinq semaines à Padang bai. Luxe incommensurable de prendre le temps. Christel est de retour à Bandol. Je suis de passage à Silmont avant de rentrer à Paris en prépa comme prévu dans la version officielle. En réalité, j'ai trouvé un vol pas cher pour New York JFK en passant par Francfort, le 11.



Nous avons rendez-vous à 18h à l'espace visiteurs, au 47ème étage de la tour B du World Trade Center, les fameuses tours jumelles à Manhattan, NEW YORK CITY. Christel fait son stage dans la finance, chez Paribas et son bureau au 35ème étage donne sur tout le bas de la presqu'île. Depuis une semaine qu'elle est à NYC, elle a déjà une grande chambre dans une coloc et les contacts et les bons plans de la communauté française pour sortir tous les soirs ! Et le 1er décembre après la fin de son stage, c'est déjà prévu, nous partirons sur la route façon road movie, avec une voiture de loc ou peut-être qu’on en achètera une pour la revendre au retour. Direction l'Alaska, pour un voyage initiatique vers les dernières frontières du continent.

Je viens d'arriver à JFK où il règne un bazar indescriptible (retour de vacances ?). Je n'arrive pas à joindre Christel. Je ne comprends pas.

Je suis en route vers Manhattan. Toujours impossible de joindre Christel. Tout le monde à l'air affolé. Ils sont tout le temps comme ça ici ?

Le métro s'arrête, des gens crient. Il règne une atmosphère de fin du monde. Et puis j'apprends.



Plusieurs jours plus tard. J'ai trouvé une voiture pour quitter New York. Pas de fric, pas de solution pour me loger, pas de boulot, pas de retour en arrière possible, que faire ? Partir sur la route en stop, (vers où ?). Comme je suis mal rasé et pas coiffé après tous ces jours à errer sans but dans les rues de NY, je passe pour un Ouzbek ou un Afghan. Et vu qu'à mon accent on entend vite que je ne suis pas ricain, je préfère me faire passer pour un Canadien français. Je me fais même appeler Jack, Jack Kerouac.

Envie de rien. Quand une voiture s'arrête (rarement donc) pour me faire monter et me demande où je vais, au début je réponds « comme vous » pour essayer de partir le plus vite, le plus loin possible. Mais ce comportement étonne et dérange. Alors maintenant je me contente de demander seulement la prochaine ville sur la route de l'Ouest. Et un peu avant d'arriver, je vois s'il y a moyen d'aller plus loin.

J'avance. Je me suis mis dans la tête de partir vers l'Ouest. C'est la seule chose qui m'ait parue logique de faire. Est-ce que cela a du sens ?

J'ai l'impression que toutes ces villes se ressemblent, avec leurs banlieues bourgeoises et leur centre-ville miteux. Et pour moi, c'est toujours l'option centre-ville.

Je suis tombé sur un couple sympa aujourd'hui. Ils m'ont même offert un repas avec eux. Des Américains plus cultivés, qui s'intéressent à l'Europe, à la France, je leur ai parlé du château de Versailles et de la Tour Eiffel. Au lieu de repartir tout de suite comme prévu, nous sommes restés jusqu'au soir, moi leur racontant, eux me demandant toujours plus de détails. Au fur et à mesure que je parlais, j'ai senti quelque chose en moi que j'avais perdu. Comme une chaleur, une petite flamme, un bonheur minuscule d'exister à nouveau, pour quelqu'un, même si c'était juste pour raconter une histoire. Ils se sont intéressés à moi. Ils m'ont sauvé la vie.

Plus concrètement, ils m'ont aussi laissé vingt dollars et j'en ai profité pour passer un coup de fil à Silmont pour rassurer tout le monde. Il était temps sauf que personne ne s'inquiétait plus que cela, me croyant à Paris ! Alors je me suis embrouillé dans des explications abracadabrantesques pour conclure que finalement, oui, tout allait vraiment très bien à Paris, et j'ai raccroché.

Me voilà maintenant à Denver. La différence, c'est que je n'y ai aucune bande de copains à voir, pas de clochard à reconnaître. Je ne retrouve aucune relique du passage du vrai Jack, mais ça commence à dater maintenant. Je continue la route.

 

Nous sommes toujours en septembre. En France, en septembre, il y a les vendanges. Ici ça doit bien être pareil non ? Et puis Kerouac, il les a bien faites, lui, les vendanges. En plus ça ne me ferait pas de mal de gagner trois sous même si j'en dépense très peu. Alors cap sur Napa Valley et la Californie.

En fait de Napa Valley, je me suis trouvé des vignes moins prestigieuses, du côté de Walla Walla, Washington, mais ça faisait bien l'affaire quand même. Je me suis épuisé à la tâche dans ce domaine de Cougar Crest à cueillir du Cabernet pendant quinze jours. La météo était terrible : soit il faisait une chaleur étouffante, soit on se prenait un orage d'une violence terrible. Au final le résultat était le même : j'étais épuisé, et content de n'avoir pensé à rien pendant toute la journée. Le soir, on allait dépenser une bonne partie de notre maigre paie dans les bars en ville. La première fois je leur ai fait le coup du « il paraît qu'on ne tient pas très bien l'alcool dans votre pays ? » On a bien rigolé ce soir là ! Je crois que ça a donné le ton du séjour. Les autres étaient un peu violents mais il n'y a pas eu trop d'histoires. Des gars paumés. Comme moi. Nous avons passé deux semaines ensemble en sortant tous les soirs mais au final je ne sais rien d'eux. Par contre j'ai épaissi mon portefeuille de quelques billets et je vais pouvoir faire un tour à Seattle.



Finalement, un gars de l'équipe remonte avec son van et propose de m'y déposer. Il m'emmène avec quelques autres. On verra bien comment ce sera là-bas.

Une fois en route, mon conducteur commence à me parler. Comme je suis le plus grand, c’est moi qui suis assis devant à côté de lui. Au début je l'écoute plus poliment qu'autre chose, pour lui permettre de ne pas s'endormir au volant, mais il se lance dans un grand prêche religieux où il est question de Grand Pardon, de stage de purification, de salut spirituel. Bloqué dans son camion, je n'ai d'autre choix que d'écouter ses sermons de gars simple, embobiné par des prédicateurs fanatiques. Pourtant, une fois mis de côté tout aspect religieux dans son discours ce qui n'est pas simple, je note quand même un point qui m'intéresse : « repenser chaque soir en s'endormant aux petits et grands plaisirs de la journée ». Même à deux balles, ce genre de philosophie positive ne pourra me faire que du bien.

Enfin arrivé à Seattle, alors que je cherchais un job de serveur dans un bar, je décroche une place de barman sur un ferry en partance dès le lendemain pour Haines, Alaska. Le Columbia, de Alaska Marine Highway, part de Bellingham à une heure et demie au nord de Seattle pour rejoindre Haines en trois jours en empruntant le Passage Intérieur, un chemin maritime qui se faufile entre les îles, les glaciers et les fjords.



Au moment de monter dans ce bateau, je ne savais rien du magnifique spectacle que m'offriraient mes trop rares pauses. Après l'escale de Wrangell, le ferry pénètre dans un goulet de 46 tournants, long de 22 miles, large de moins de 100 mètres, qui débouche sur Petersburg, charmant port de pêche. Même si je ne suis jamais allé en Norvège, c'est pourtant l'image de ces fjords et de ces villages de pêcheurs qui me vient immédiatement à l'esprit. A l'intérieur du ferry c'est une autre histoire. Ce boulot s'avère être un guet-apens : je bosse quasiment jour et nuit pour un salaire de misère et, en plus, je crève de froid avec cette climatisation bien peu nécessaire en cette saison. J'envie même ces jeunes qui ont installé leur tente directement sur le pont. En plus, rester enfermé toute la journée après tous ces jours passés dehors, je n'y arrive pas. Alors dès que je peux m'éclipser … je pars faire un tour sur le pont. J'y rencontre assez rapidement une jeune femme perdue dans ses pensées, l'air diaphane. Pour tout le monde elle était totalement transparente, mais pour moi elle captait un peu de lumière. Elle avait l'air si triste, si perdue.

Je l'ai appelée Charlotte. En fait je ne peux me résoudre à aller l'aborder. Je ne lui ai en fait même pas adressé la parole. Je n'ose pas. Elle me fait penser à Isabelle Adjani dans Adèle H.

Quand j'arrive à sortir sur le pont, après l'escale à Juneau, je ne trouve plus Charlotte. Elle a du descendre. L'idée qu'elle puisse un jour quitter le bateau ne m'était même pas venue à l'esprit. Elle me semblait tellement dépourvue de but.

Skagway arrive maintenant. Je n'ai jamais vu autant de bateaux de croisière aussi énormes dans un port aussi minuscule. Skagway ? La ruée vers l'or, marcher sur les traces d'un autre Jack, London celui-là. Vers le Klondike, passer le col du Chilkoot. Là j'ai craqué, je ne pouvais plus endurer une heure de plus mon esclavage moderne et je suis descendu du ferry en me mêlant aux touristes.

Et maintenant ? J'y suis bien en Alaska, je vois bien combien cette terre constitue le point de fuite de tous les déracinés d'Amérique du Nord. Je les ai vus sur le bateau, Charlotte et tous les autres. The Last Frontier. Le besoin de s'y frotter. De s'y mesurer. Pourtant tous mes capteurs me disent de ne pas m'engager trop loin. “C'était un voyage vers l'inconnu à travers l'immensité désolée des terres du Nord (...). L'épreuve suprême pour l'âme d'un homme”, écrivait Jack London dans Le Silence blanc. Plus près de nous, Krakauer m'avait glacé dans la progression inéluctable de mon possible double d'Into the wild. Non, je m'arrête donc à Dawson City. Bien sûr il n'y a plus rien là bas depuis cent ans et ce qui reste ressemble plus à OK Corral qu'à un village de chercheurs d'or. C'est pourtant bien au Westminster Hotel que je vais faire les chambres jusqu'à nouvel ordre.

 

Les chambres et mon journal aussi. J'ai accès à du papier, à un stylo, et je ne manque pas de temps pour écrire. Il n'y a strictement rien à faire ici.

Après quelques semaines à ce régime, je sens bien qu'écrire commence à me réconcilier avec l'existence. Cela me pousse à me rappeler certains épisodes de ma vie, à écouter les histoires des habitués du bar pour m'en inspirer lorsque j'écris des fictions. Je me rends compte que je retrouve un sens. Comme si après avoir été enfant, puis amant, je devenais père aujourd'hui. Le père de ces créations tout du moins.

J'en suis arrivé à ce stade de mes aventures intérieures lorsque se produit la plus improbable des rencontres. Alors que je sors du Westminster après ma matinée de travail, je vois sortir d'une grosse Chevrolet la famille Bardi au grand complet : Raphaël, sa sœur et ses parents ! Ils sont juste venus passer les quinze jours des vacances de noël dans la région, ont atterri à Vancouver, ont pris la même ligne de bateau que moi et passent par ce trou paumé pour rejoindre à nouveau le Canada et les Rocheuses avant de boucler la boucle en retournant sur Vancouver. C'était tellement inattendu que je me dis que finalement, c'est sans doute normal. Et après leur avoir offert le meilleur déjeuner possible à l'hôtel, je suis allé chercher mes maigres affaires, mes manuscrits surtout, et je suis reparti sur la Route. Avec mes amis de toujours. Avec une certitude de retour.



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