Entretien d’outre-tombe
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Il y a quelques mois, souvenez-vous, deux chimistes suédois découvraient la karmélite, substance étrange qui avait pour faculté de faire renaître, à partir de gènes extraits, un organisme décomposé. Sans doute, vous avez aussi entendu que, cette matière étant rare et précieuse, le choix des êtres à régénérer devait être effectué par un vote mondial. Sur la petite quantité offerte à la France, et sur la plus infime encore qu’on a daigné accorder à la littérature, la question s’était posée de son attribution : étaient-ce les internautes qui devaient trancher, ou seul Philippe Sollers était-il habilité à choisir les heureux revenants ?
Puis ce fut fait. Après un vote national, il fut décidé le retour de dix élus : François Villon, Molière, Honoré de Balzac, Alfred de Musset, Victor Hugo, George Sand, Charles Baudelaire, Arthur Rimbaud, Marcel Proust et Céline. Sollers essaya bien de faire inscrire son nom dans la liste, mais on lui rappela qu’il n’était pas encore mort. Ainsi, ce fut fait ! Avec le respect contemporain de la chose sacrée, on se rendit, qui à Charleville, qui à Meudon, qui au Père-Lachaise pour extraire les précieux fragments de ces os anciens.
Quelques manipulations génétiques qui m’échappent plus tard, et des géants renaissaient de leurs cendres, pareils à des phénix. Tous, après qu’on leur eut expliqué la machination dont ils avaient été victimes, qu’Hugo, à grands renforts de « Ô », se fut prononcé sur son retour dans une brève logorrhée, qu’on eut offert à Rimbaud une paire de béquilles, et qu’on eut calmé Villon, effrayé par ces grandeurs, acceptèrent de bon cœur de comparaître devant la crème journalistique. Tous ils avaient connu leur résurrection à l’âge qui les avait vus disparaître et, Proust étant du coup de l’âge exact de Balzac, il s’était tout naturellement approché de lui pour comparer leurs impressions sur cet étrange voyage. Ils auraient, on le leur a dit, la deuxième chance de vivre. Mais on leur prendrait une journée de leur temps pour des interviews diverses. Et cette journée, je l’ai vécue.
J’attendais patiemment dans les embouteillages. Naturellement, l’alentour des Invalides était grouillant d’automobiles : on y donnait à voir Napoléon. Moi, j’avais rendez-vous avec Honoré de Balzac, dans la chambre d’un hôtel parisien. Je suis journaliste au Magazine littéraire et on m’a confié cette importante tâche d’interroger le grand homme. J’avais fait des pieds et des mains pour obtenir l’entretien avec Proust, mais un collègue me l’a subtilisé au nez à et la barbe, me faisant un beau pied de nez. En constituant mes questions, j’avais dû mettre de côté mes interrogations métaphysiques sur l’au-delà, que j’ai satisfaites la semaine d’après en achetant Philosophie magazine, dont le rédacteur en chef me suivait dans la kyrielle de journalistes. Tout cela pour me centrer sur l’écrivain.
Je rentrai tout tremblant dans la pièce que l’on m’indiquait. Deux fauteuils vides trônaient au fond de la chambre. Sur le mur, quelques tableaux et sur ma gauche, un petit homme de figure rouge se regardant dans la glace en faisant des mimiques. Je me demandais s’il m’avait vu. Soudain son œil me fixa au miroir. Il sourit, je me figeai et reconnut en un éclair son célèbre portrait réalisé aux premières heures de la photographie, alors que l’on parlait encore de « daguerréotypes ». Il s’approcha vers moi, montrant des mains les infâmes guenilles qui le vêtaient : par goût de la vitesse, on lui avait offert un maillot de football et un survêtement pour qu’il se sentît à l’aise, ainsi que de magnifiques baskets à crampons.
« Voyez, Monsieur, ces odieux affûtiaux dont on m’affuble ! » me dit-il avec malice en tendant sa main vers moi. Alors, comme parfois dans un demi-sommeil un contact anachronique nous fait ouvrir les yeux tout brusquement, le contact de nos mains me procura une sorte de décharge qui me réveilla tout à fait, ce dont j’avais bien besoin après la nuit d’insomnie que m’avait procurée la perspective de cette rencontre surnaturelle.
Etait-ce parce que je savais qui il était, ou alors dégageait-il réellement une aura de génie ? Même accoutré ainsi, pareil à un auguste maître de barbecue de camping, on sentait poindre, derrière ces yeux intelligents, derrière cette coiffe aux airs de perruque, sous la moustache volontaire qui soulignait un large nez, un peu de ce halo perçant qui avait fait que l’on considérait Balzac comme l’un de nos plus grands romanciers ; un peu de ce don de clairvoyance, coupable de la création de centaines de personnages de son œuvre La Comédie humaine, ainsi qu’il a nommé le recueil de ses cent soixante-treize romans dont chacun a tenté de personnifier un des vices, une des misères de l’esprit humain. C’était ce romancier ami des Verdurin, qui, quand on lui demande à quoi il s’occupe, répond « j’observe ».
Honoré de Balzac est né à Tours, le 20 mai 1799, et est décédé pour la première fois à Paris le 18 août 1850. Mais pour l’instant, il me regardait, inquiet que je fusse si blanc, en lissant quelquefois sa moustache en ogive. Pour me détendre, il tenta d’engager la conversation, et me dit que ça lui avait fait bien plaisir de revoir ce bon vieux Victor. Ça faisait, me disait-il, une éternité.
Je ressaisis mes notes, en relus quelques lignes, les jetai à terre, je vis tout flou, il me guide vers le fauteuil, nous prenons place en vis-à-vis.
« Oui, lui réponds-je. Hugo a prononcé, paraît-il, une très belle oraison lors de votre mise en bière. C’est étrange de vous raconter ça.
- Victor a toujours été très prévenant. »
Balzac, après s’être assuré que j’avais repris mes esprits, m’interpella :
« Excusez-moi mais, vous n’auriez pas un café à m’offrir ? »
Je lui en fais apporter un.
« Vous me parliez d’Hugo. Avec Nodier et lui, formiez-vous une sorte de clan ?
- Je dois avouer que non. Disons qu’à mon arrivée à Paris, le fait de vivre longtemps seul m’a habitué à cette condition, qui pour moi était le seul moyen de mener à bien mon œuvre. Et puis j’ai toujours été quelqu’un se très solitaire… Mais Hugo et moi nous envoyions souvent des lettres. Oh et il y avait cet homme, aussi, Henri Beyle…
- … Stendhal ?
- C’est ça. Je l’aimais bien. J’avais lu son roman, qui s’appelait « la Chartreuse », ou quelque chose comme ça. On ne disait que du mal de lui à l’époque, mais il répondait en disant que l’on verrait, dans cent ans, qu’il avait été un vrai génie. Prophétique ?
- Hélas !
- Pourquoi dites-vous « hélas » ?
- Pourquoi en ouvrant vos romans, a-t-on l’impression d’ouvrir un livre de comptes ? Pas une page ne passe sans que vous nous noyiez sous des prix insipides.
- Parler de l’argent que je n’avais pas était une façon pour moi de le rendre plus tangible.
- Mais ne craigniez-vous pas de rendre votre œuvre plus périssable ? Proust, lui, a retenu la leçon : il n’y a guère que quelques chiffres qui viennent, çà et là, étayer son roman.
- Je n’ai pas lu Proust.
- C’est tout à votre honneur.
- Auriez-vous un café ? Proust est-ce l’homme moustachu qui s’est présenté à moi ce matin et qui portait un justaucorps et un large pantalon de flanelle ?
- C’est lui. Grand romancier du début XXe. Tout cela un peu grâce à vous, entre autres.
- Vrai ? Mais comment cela ? »
Je lui apportai un second café. Honoré semblait prendre goût à cette conversation surréaliste, il souriait toujours, et ponctuait parfois ses propos de petits rires nostalgiques.
- Vous avez en quelque sorte avec votre Comédie instauré le premier des cycles romanesques. La profusion des personnages et la transversalité ont été un terreau d’inspirations pour tous les grands.
- J’ai toujours accordé une importance capitale à la crédibilité des personnages. Ne m’a-t-on pas souvent qualifié de « réaliste » ?
- Certes, et ce sont des personnages qui en plus, ne vous ressemblaient pas du tout ! (Rires) Le roman en était à ses débuts et ses héros, à cette heure encore, n’étaient autres que les auteurs : René, Adolphe…
- Vous avez raison. Néanmoins, j’ai mis un peu de moi dans chacun. On essaie, vous savez, de disparaître. L’auteur invisible… Mais on se trahit.
- Auteur invisible, auteur invisible… Pas une page sans que vous nous asséniez quelque généralité sur la nature humaine ! Enfin je suppose que ce que l’on nomme maintenant généralité, c’est ce que vous le premier, vous avez découvert. Quand je pense que Sainte-Beuve disait que personne ne vous lirait.
- Comment va-t-il, ce pauvre bougre ? Que lui est-il advenu ?
- Comment il va, je ne le sais pas, pas assez de fans pour le faire renaître, et puis pourquoi ne pas ressusciter Duras pour lui raconter les J.O. de Sydney ? Mais pourquoi vous préoccupez-vous de lui ? N’a-t-il pas écrit contre vous les plus immondes pamphlets ?
- Mon garçon. Qu’importent les libelles. J’ai été critique, moi aussi, et vous apprendrez que tout ce qui tombe sous la critique a, même infime, une quelconque qualité. De plus ce pauvre Charles-Augustin avait quelques soucis d’ordre sexuel, et Monsieur, faute de femmes, on écrit des pamphlets. Je relativise, je ne vous apprends rien en citant Destouches : « La critique est aisée, mais l’art est difficile. »
- Vous citez Destouches. Saviez-vous que chassez le naturiste, il revient au bungalow ? »
Honoré rougit, il pouffe.
« Excellente boutade.
- Elle n’est pas de moi. Pourquoi, d’ailleurs, cette totale absence d’humour dans vos romans ?
- Pas le rôle du romancier. Le roman est tout à fait sérieux. Voyez ? Je ne ris pas du tout. Ou un peu.
- Cher Monsieur de Balzac, je vous laisse aux mains d’un philosophe. Le temps imparti est terminé.
- Ah, et dire qu’après cela un scientifique va venir m’interroger.
- Mes respects. »
Il reprend tout à coup toute contenance et se lève pour me serrer la main d’un air emphatique. Je ne tremble plus du tout.
« Pareillement, Monsieur. »
Et je m’étais relevé, ramassant mes notes, avais marché d’un pas lent vers la porte. Avant de la franchir, je me retournai une dernière fois. Rayonnant, l’homme m’adressa, de son assise, un ultime salut.
Peu survécurent bien longtemps à ce bond temporel. George Sand prononça quelques discours à l’Académie sur les bienfaits du port du pantalon pour les femmes. Céline avait demandé à déménager de Meudon, où il affirmait qu’un certain « Philippe Sollers » s’invitait chaque jour pour prendre le thé. Arthur Rimbaud, lui, périt de la grippe A. Sa maman l’avait dit, à son premier enterrement : « c’était un tendre ».
Jean Meurdoque