A propos de la beauté
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Je crois que l’analyse littéraire est encore ce que l’on a inventé de mieux pour tromper l’art de la littérature et introduire de l’intelligence là où elle est superflue, c’est à-dire là où l’on doit normalement n’user exclusivement que de sa sensibilité artistique.
« Oh non ! Pas toi ! Ne me dis pas que tu juges une oeuvre par sa beauté ? » m’envoyait l’autre jour par texto mon excellente amie Maud dont les vues littéraires sont symétriquement opposées aux miennes. La preuve, elle se délecte de Zola, à qui ses vingt-quatre refus à l’Académie Française n’ont pas réussi à faire comprendre qu’il était à peu près autant atteint de la maladie littéraire (voir Tonio Kröger) que mon tailleur afghan – très gentil, par ailleurs. Elle m’expliquait, cette douce, qu’elle ne voyait pas ce que la Vénus de Cabanel « avait à dire » et que c’était bien moins, en tout cas, que n’en avait à dire Guernica de Picasso. Je répondis alors qu’elle prenait pour postulat ses propres vues littéraires, à savoir que l’oeuvre devait « apporter un message », « témoigner d’une époque », bref, être utile à la société.
Moi-même, à force de me jouer le héraut de l’Art pour l’Art, je commence à sentir ce que cette formule a de ridicule, tant que je me heurte aux amateurs de Picasso et appréciant ses croûtes à telle enseigne que « c’est trop vrai ». En effet, les messages font bon ménage avec les artistes ; Picasso, Aragon puis Sartre n’ont-ils pas eu raison de militer en faveur du stalinisme ? Un soutien dont l’on se serait bien passé.
Que dit l’individu de base quand il lit Proust ? Prenons Céline. L’écrivain, pas la chanteuse. Et bien Céline, dans sa verve toute célinienne, nous explique que « trois cents pages pour expliquer que Tutur encule Tatave, c’est trop », réaction typique de l’individu hermétique à la littérature dans ce qu’elle a d’artistique. Ce serait comme demander pourquoi l’on traverse à pied le Paradis alors qu’enfin, on a bien des avions. Mais quelle est l’intrigue de la Recherche, enfin ? me demande souvent l’individu de peu de foi. Qui meurt, qui tue, qui témoigne ? Et moi de répondre, timide, qu’enfin, l’intrigue il n’y en a pas, et que si l’on lisait Proust comme il le faut, avec ce soupçon de maladie ; on y entendrait, non pas un timide asthmatique, mondain et inutile ; si on en venait à cesser de lire entre les lignes, et si on regardait les lignes elles-mêmes, on y verrait du Beau. On y verrait ce que l’on entend lorsque on écoute une bonne chanson de rock. Des rebondissements, qui ne sont pas les rebondissements débiles de Fabrice Del Dongo, mais qui sont les rebondissements du haussement de ton, d’une réplique bien menée ou si caractéristique de la bêtise ou des manies qu’un protagoniste arbore, que l’on en rit. On rit du Beau qui réchauffe la poitrine, que ne décrivant pas les cheminées suintantes dans les égouts boueux de la laideur naturaliste, l’écrivain décrit avec soin ses contemporains maniérés, ou fait même l’éloge des aubépines ; si reproché ! Proust n’est-il pas celui qui décrit durant trois pages un buisson d’aubépines ? Si ? Inutile de le lire, alors. Car Proust est chiant. Oui Proust est chiant pour qui n’a jamais compris l’art littéraire et est incapable de lire de la poésie, même en français. Proust est chiant pour ceux qui, assurés d’aimer la littérature, n’aiment en réalité que la lecture, dans ce qu’elle leur procure l’épique qu’ils n’ont pas le courage d’apporter à leur propre vie. Dans ce cas, autant lire Marc Lévy.
Certes avec un peu d’humour je demandais à Maud si sa phrase « Ce matin, Paris mettait une paresse toute souriante à se réveiller » était celle de Marc Lévy, alors que je la savais admiratrice de Zola. Je fus bien évidemment agoni d’injures. Le bonheur de lire Modiano ainsi que celui de lire la Recherche réside en cela que l’on peut les ouvrir à n’importe quelle page, et l’on est sûr de n’en être pas déçu. Ce ne sont pas, je crois, des oeuvres à considérer dans leur ensemble. J’ai souvenir de quelqu’un qui m’avait dit « Ah Modiano j’adore mais impossible de me rappeler ses intrigues, ni quel roman portait quel titre. » Comment le voulez-vous ? Modiano explique lui-même : « Je n’aime pas à inventer quoique ce soit ; tout vient de ma propre vie. »
« Rrr », grognait Céline en repoussant du pied un de ses multiples chiens de sa demeure de Meudon. « Ces phrases qui se mordent la queue, ça pue l’impuissance. » Vue typique de l’individu qui appelle à la puissance dans un domaine qui ne cesse de revendiquer la douceur, le romanesque.
JM